- aux frontières du Sabbat

Oublier de rester (3/3) : survie en espace confiné

Oh, l'ennui, l'ennui, l'ennui. Terrible ennui implacable ennui permanent ennui ; solide poussière dans le quotidien partout imbriquée. L'ascèse presque parfaite achoppe sur quelques détails bêtes, mais bêtes, alors il surgit. L'ennui, l'ennui, l'ennui.
L'ennui de ne même pas savoir disparaître dans l'imaginaire. L'ennui du quotidien, avec les gens du quotidien, des gens somme toute individuels, un et un puis un autre et encore un, unités sans étincelles, petites choses molles qu'on peine à prendre au sérieux. Mais l'ennui ! Lui est un obstacle au-delà de notre perception. Notre redoutable écueil.

La fuite étant absolument hors-jeu, ni même la petite disparition régulière, l'air de rien, qui transformerait ce jour de plâtre en passoire à-coucher-de-soleil. Même. Même pas ça. Même ça, pas, non.
Dans la tonicité, chercher le salut ? Celle intellectuelle semble déjà perdue pour la cause : disparus les besoins, ici règne le manque de tout, sauf de manque. Où, la séduction ? Où, la possession ? Où, la joie simple de la solitude sociale ? Atonie et catatonie dansent langoureusement devant mon regard mort. 
Celle musculaire est en question. Je tente. Bouge. Et retente. Prendrais goût à cet effort, s'il n'était pas si désagréable de gesticuler avec des machines. Chit ! Y revenir. A cet effort. Élément de l'ascèse.
Celle sexuelle, dans l'auto-exploration ? Est une promesse. Rien qu'une promesse. Chèque en bois rédigé sur le dos de la libido enfuie. Ce qu'il en reste se love dans une débauche de pornographie, qu'on commente à table quand on ne la visionne pas en groupe...

Des jours, des semaines passent. Nous coulions dans une pâteuse routine sans que jamais ne se déclenche la moindre sirène d'alarme. Il ne semblait pas impossible que bientôt quelques-uns de nos membres, devenus inutiles, s'atrophient puis tombent. J'imaginais nos corps revisités par l'inertie, perdant l'allure après l'allant.
Les pieds ne serviraient plus qu'à se gratter les oreilles. Les reins ne filtrant plus que de l'eau claire développeraient quelque fonction auto sexuelle. La verge massée des jours entiers gagnerait des proportions colossales, membre absurde qu'on ne cacherait plus, dégorgeant sans discontinuer ses humeurs inutiles. Le cœur enfin, le cœur surtout, aurait perdu l'habitude de battre. Tout juste un petit coup de-ci, de-là, pour singer la vie.

Figés là par la routine et l'ennui, personne ne sut plus dire combien de jours, de mois, d'années s'étaient enfuis. Nous avions depuis longtemps perdu le compte quand eu lieu le premier événement.
Je me souviens surtout du deuxième cas à bord. Anoxie, murmurait un des mecs. Intoxication au dioxyde de carbone, ou peut-être aux hydrocarbures?, proposait un autre. Un troisième a parlé du temps. C'est gris et frais décidément, moi j'ai sorti un petit gilet, il a fait.
Nous étions là, attroupés inutiles, et tous glosions, les bras le long du corps. Tous aussi démunis devant les faits, définitivement ignorants de la cause, face au cadavre bleuit de ce collègue. Il était tombé là, comme ça, soudain inanimé. Un trépassé de plus à force de confinement.
L'officier de sécurité se reprit un peu. Il conclura, lui, à quelque raison consensuelle. Écrasement par une charge, ou quelque motif commun aux travaux en mer. Cadré dans un bon rapport, ça passera. Ça passe toujours. Cependant, le confinement... 

C'est que l'espace, ici, est denrée rare.
Les ouvertures font défaut. Du jour où l'on pose pied sur ce navire, quelques instants suffisent à reprendre la mesure du confinement. 111.5m de long pour s'ébrouer, 40m de haut, au plus haut, du meilleur jour, de la plus grande idée. 20m de large : c'est tous ce que vous aurez, pas un centimètre de plus. Il n'y a guère que le grutier qui nous dépasse un peu, à l'occasion : boom up, jib out, atteignant parfois 50m au crochet il va tout fringuant, le menton haut, voit le monde comme aucun autre...
Ici, la ligne qui barre l'horizon est autre chose qu'une simple frange entre ciel et mer. Elle est le trait tiré sur nos quotidiens, la négation d'exister. La société qui nous échoit est ce petit reste, encadré dans l'acier, s'étendant au fil de jours et nuits interminables, qu'interrompt tout juste le coup de trompe quotidien : 12h00, essais d'alarme.
Il y a bien quelques tentatives. Une ou deux distractions brèves. Décrétons le barbecue dominical. Ou un muster drill -exercice d'alarme générale- hebdomadaire. Alors tous accourent, bras de chemise ou gilet de sauvetage, suivant le cas, soulignant d'un sourire cette exceptionnelle rupture de routine.
Mais à terme rien n'y fait. Chaque jour reste le même jour, chaque matin un nouveau lundi, chaque réveil le même endroit, inéluctable fixité du cadre. Le corps prisonnier de l'espace tend bientôt de lui-même au néant sémantique, il n'y a plus de mots que dans les livres, bientôt eux-mêmes glissent de là poliment et retournent à l'encyclopédie. Inusité, chacun va rejoindre sa page, sa place dans le grand ordre alphabétique.
Ne restent que les pages désespérément blanches. La perspective de ces feuilles nues me donne le vertige. J'empoigne un stylo, la plume la plus fluide qu'on trouve ici, tente quelques signes, mais rien n'y fait. Plume blanche, papier vierge, quelques gribouillis encore, puis bientôt plus rien.

La respiration me devient pénible.
Depuis quelques jours je ne perçois plus les battements de mon cœur.

Oublier de rester (2/3) : jet sorcellery

Un peu plus tard nous voilà toute une troupe, bien défaits, demi-consommés par l'oubli, à s'entasser dans la carlingue. Entre pétroliers on se reconnait sans doute possible, à l'allure, au relent alcoolique, et à quelques accessoires. Un champ de casques Bose QR15 anti-bruit actif tout dernier cri dépasse au-dessus des appuis-tête. L'avion s'aligne. Alors un mec sans doute plus fou que les autres pousse la commande des réacteurs sur TOGA : Take Off / Go-Around comprend l’avion parfaitement obéissant. C’est la puissance maximale. L'avion accélère. Bientôt on dépasse V1, la vitesse limite de tergiversation, puis vient la rotation, l'avion se cabre et se détache élégamment du sol.
Cependant aucun d’entre nous ne savoure le luxe de ce transport. Même ceux qui l'ignorent, petits nouveaux, le devinent : pour s'insérer dans la non vie qui vient, il faut achever de mourir un peu. Aussi, plus tard pendant le vol, passé le douzième ou quatorzième digestif, se déroule une étrange cérémonie. Les exilés de l’or noir se démènent pour faire disparaître frénétiquement toute trace de leur passé, comme s'il s'agissait de secrets d'états ou de documents compromettants. On en voit remplir des sacs poubelles entiers de souvenirs qu'ils confient au broyeur du galley. D'autres vont discrètement s'enfermer aux toilettes et brûlent photos et lettres dans le vacarme de l'alarme incendie. A ce moment du vol les hôtesses sont à hue et à dia, courant partout avec extincteur, sacs pleins à craquer et masque à oxygène. C'est qu'il convient de bien effacer tout ça, cette énergie folle de la vacance et du soleil qui disparurent à l'horizon. Bientôt nous serons confinés mieux encore que dans cette carlingue. Promis à un espace social sans air, sans circulation.

De fait, lors de l'arrivée à bord du navire, le changement est cinglant.
Poser le pauvre bagage suffit pour prendre conscience de la nouvelle dimension à laquelle il conviendra désormais de se conformer. On est là, je suis là. La vie tient dans ce bagage. Elle se déploie dans cette chambre, dans cet espace. A pour limite cet horizon d'acier et d'eau. Etrange interface du matériau le plus dur avec l'infiniment liquide. Bienvenue dans ta prison. Nous ferons tout le nécessaire pour assurer ton confort, ta satiété. Il y a de l'eau à profusion, quatre repas, trois pauses sandwich par jour, du café en libre-service. Bienvenue ! 

Ne reste qu'à régler un réveil – 5h30 pour la majorité, 6h30 pour moi, le chanceux.
Tout est en place, vêtement dans l'armoire, stylo, cahier : alors commence le confinement. A compter de ce moment le temps est perverti. C’est là et maintenant qu’il convient de s'arranger avec la réalité et le coefficient de diffraction. Comme entre chaque chose -réunion, eau, air, rapport, sommeil, mer, corps, bateau- il y a cette petite couche lubrifiante d'ennui, et une subtile variation de vitesse : la fameuse diffraction. D'abord circonspects comme de nouveaux Newton jonglant avec des pommes, on finit par comprendre et user de cet artifice. Chacun y trouve son compte. Avec un peu d'habitude il devient possible de jongler avec les interfaces, ralentir ou accélérer les jours, les semaines. Il suffit d'alterner course et station immobile sans trop de gourer, comme le petit bonhomme de l’un de ces jeux vidéo, bien planqué entre deux obstacles tranchants jusqu'au moment opportun. Alors jours, semaines, bientôt se confondent. Ça fait combien ? Je ne sais pas. Ce n'est qu'un jeu. Aujourd'hui, lendemain d'un jeudi, est un jeu, aussi. Demain : lundi, pareil.
Le temps formel ne s'écoule pas, sur le bateau : il s'évapore. 
Ici l'unité de quotidien est le lundi, aussi appelé 'jour'. Tous les jours, le réveil. Tous les jours, lundis. Sept unités font une semaine, mais la première ne compte pas, on l'appelle : absorption. Dans tout autre cas en revanche, cinq ou six unités forment également une semaine. On dit 'petite semaine', pour ne pas confondre semaine et semaine.
Aussi, après onze jours à bord, ce qui est bientôt mon cas, j'aurai déjà une semaine plus une petite, ce qui fait : deux. Deux, c'est le petit tiers. Tout ça tient du mensonge originel, qui veut qu'on croie tous rester six semaines, quand en fait transit et fioritures inclus trois jours petits, mais entiers, se glissent dans l'équation.
Un peu là, un peu là, des fois plus, beaucoup là, encore ici, et voilà : une semaine entière, petite, mais entière!, peut surgir sans crier gare. Une semaine ? Mais ça fait sept, alors! Ainsi les unités sont tout à la fois nos atouts et faiblesses. Prises isolément, elles sont vite consommées, chaque lundi tombant comme le jour pour le lundi qui suit, dès le lendemain, et non sept jours plus tard comme le croient les terriens vivant sur terre. Prises en groupe, elles forment des semaines, des mois, qui nous écrasent et nous rendront, un peu baveux, bien sonnés, quand retentira la fin de cette réclusion.

Ainsi des lundis, encore des lundis, de tripotés de lundis qui se paraissent et semblent, du réveil, dring, au coucher, pfuuu, début fin travail travail, mais tellement piano qu'il faut soigneusement le feuilleter de paresse, lenteur ici, là arrêt dans la cabine, quelques pages de livre, quelques minutes de sieste, sinon ça ne va pas : un écran d'ordinateur aussi grand, avec un accès au réseau aussi tout petit, autant d'heures par jour ?
Pour se détendre il y a le pont, et les lignes de pêche. Pratique timide et marginale, mais excellente chair fraîche et marinade remarquable. Il y a aussi traîner, causer, prendre des café avec l'un et l'autre. Il y a manger, manger et manger encore mais décidément non. Mieux vaut la salle où se dépenser sur des machines avec odeur vilaine et musiques drôles. Ou bien les deux. Ou bien ni l’un, ni n’autre – la paresse de tout, l’état larvaire.
Cependant le vélo de salle n'emmène pas loin, les livres ont tous une fin, le réveil sonne à 6h30, la fatigue frappe vers 22h ou minuit, et les hommes, encore les hommes, que les hommes. Voilà une vie pas sacrée. Voilà des semaines d'une vie qu'on distillerait et qui donnerait quoi ? Une barre d'acier ou un cristal pur, inodore incolore mais pur, je m'imagine, en fermant des pages de l’explorateur internet dédiées à la distillation maison. Ah, la distillation… Mais il n’y a ici que des mots, que des mots et des jours. Voilà pour nous, notre sort : le bord, les gens et la mer tout autour.

Petites nuances de bleu. Jours qui passent. Que pourraient-ils faire d'autre ?
Parfois je me lave un peu les cheveux. Me coupe un ongle. Deux. J'ignore si ce sont là résidus de vie ou preuves que le toquant opère encore, quelques battements par ci, par là.
S'agit-il d'une tension infiniment contenue ou d'une détente bien au-delà, détente consommée d'après la détente, comme l'athlète retombe après le passage de la barre.
Ce jour-là, il établit son record absolu. La chute qu'il initia alors comme toutes les suivantes, contrairement à son ascension, ne cessa plus jamais. Il tomba jusqu'à finir au sol, sec et bien achevé.
Comme dans cette chute, ongles et mots semblent m'échapper, comme par résignation. Sautent d'un claquement puis tombent sans fin, perdus pour perdus. Entre l'oreille et le sol il y a bien ce dernier rebond de l'un, de l'autre, qui est comme la lune, beau et apaisant. Puis plus rien...

Je suis en mer, cependant, c'est bien.
Je suis en mer, et les jours passent.
Le jour passe et les suivants, en tout semblables, que ma fatigue indiffère.
Combien ? Pas beaucoup ? Combien ? Pas encore assez. Combien !?! Ne compte pas !
Ils sont tous le même, sans plus ni moins, presque rien de travail, diablement monotones, foutrement bien payés.
Se peut-il ? Il semble.
Des regrets ? Comment ? Pourquoi !
Rien de tout ça. Juste la mer. Et les jours.

Des collègues. La routine. Et l'ennui.

Oublier de rester (1/3) : l'idée

Qu'ils se dénoncent ! Qu'ils avancent d'un pas dans la lumière et avouent leur forfait ! Même alors je ne sais pas si je leur pardonnerai. Sans doute que non, jamais.
Ces hommes, ces femmes, qui nous instruirent. Eux et les autres, tous coupables ! Ils nous ont formés avec complaisance, formatés au sujet verbe complément, élevés dans les contes, loin de tout sens réel.
Ça n'a pas été sans dommages. Aujourd'hui encore je croise des victimes grandes comme ça qui toujours pensent qu'un prince charmant se cache au fond des puits. Les voir embrasser tous les crapauds sans distinction m'embarrasse, sentiment confus mêlé de honte et jalousie. D'autres, restés cantonnés au confort binaire, appliquent religieusement les conjugaisons comme on récite des tables de multiplication. Mais deux et deux ne plus font rien, mon bon ! Plus plus rien !

Moi-même je fouille parfois mes tripes, extirpant presque quotidiennement des idées qui n'ont rien à y faire. L'autre jour, grand départ, j’allais courant partout, voilà qu'une douleur foudroyante me saisit au côté gauche.
Encore deux pas, puis je m'étale de tout mon long, ce qui fait bien moins de deux mètres, même avec des talonnettes. Les tomates cristaux tableaux tartes à la crème et autres objets insensés que j'avais empilé sur mes bras continuent alors en vol plané et bientôt atterrissent, fort heureusement à leur endroit, dans l'ordre qu'il faut. Chapeau, je me dis, tout en pensant, ouille!, rapport à la douleur. Tout près du cœur, ça craint. Fouillant mes poches à la recherche d'un vaccin, extracteur, speculum ou tout autre outil d'apparence médicale, un peu pour me rassurer, surtout pour guérir, en fait, je tombe sur un économe avec un manche en bois vert. Non mais, vert ? Vert ? Qu'est-ce que cet économe fout là ?
Qu'importe, me le plantant ici, vers les côtes K1 et K2, au droit du cœur, je fouille et tourne. Ca fait des gargouillis pas possible, incroyable tout ce sang, il y a même de petits poissons pales qui jaillissent, vestiges d'une récente baignade ? La douleur est démente, alors je hurle un peu. Ça ne soulage pas vraiment, mais j'ai vu faire pareil dans un film. Coup de bol, voilà que ressors le bazar et cette fichue idée est plantée au bout. Merde, décidément, non : je ne leur pardonnerai jamais...  

Cette idée plantée là, sans surprise pour un jour de grand départ, a trait au voyage. Culottée, la perverse énonce que pour partir il faut faire une valise, et ne rien oublier. Mais d'où diable peut provenir un truc pareil ? Comment peut-on ainsi s'ingénier à avancer pareille billevesée ?
Il devait penser à autre chose, le mec qui eut le culot d'énoncer ça un jour. Ou peut-être étaient-ils nombreux, tous ivres, ce soir-là. J'imagine une nuit de célébration, cette grande bande d'académiciens en goguette pour la sortie d'une nième édition. Comme il se fait tard le patron du restaurant file entre les tables, accablé. A une heure pareille, des hommes si respectables, dans un tel état !?
C’était une auberge folle, au fond du Luxembourg. L’un avait finalement sorti son épée et la faisait siffler, essayant de tracer des Z maladroits dans les airs. Il manquait un morceau de doigt, de nez ou d'oreille à tous ses voisins de table. Un autre avait un hérisson et tâchait de lui apprendre le participe passé. Tous dépenaillés, cols ouverts, manches retroussées, avaient mangé à belles dents. C'est alors que dans un ultime cri roque le chef de séance a beuglé "l'ooooooorde du jour", avant de s'effondrer dans la mare de vin répandue à ses pieds. Et qui va nettoyer tout ça ?
Aucun doute, c'est un soir comme celui-là qu'ils auront convenu de cette idée et l'auront implanté dans le système commun. La voilà qui vibre encore un peu au bout du manche vert, déjà sa couleur pâlit. Elle disparaîtra bientôt...

Car je sais, car j'ai lu dans l'horoscope, car on m'a dit, car ce jour singulier, pour le mode de voyage qui m'accable, tenant plus du changement d'état que d'un modus ou d'un viaticum, les actions se doivent opposées au sens commune. Tout le moins : inversées.
Aussi pour parvenir à franchir la porte, fermer la parenthèse et filer sereinement, faire ses bagages et ne rien oublier seraient les dernières idioties à envisager. Il n'est pour moi question ni de faire, ni de se souvenir. Bien au contraire : défaire, et oublier. Défaire l'écheveau des vécus, effacer toute trace de vie aux Sabines, ranger comme on déménage, entasser tout dans des cartons, disparaître. Puis seulement alors, oublier. Oublier d'avoir été, content, comblé, épanoui. Tout bien oublier et se concentrer dans les gestes, les papiers, faire corps avec les quelques documents qui définissent la migration à venir.
Ce mode de voyage s'apparenterait presque à la téléportation. Avant d'envoyer cette mouche à l'autre bout de la pièce, dira le Seth de Cronenberg d’une voix un peu bourdonnante, je dois décoder toute l'information sur la structure qui la compose. La décomposer formellement pour n'en transmettre que l'essence – l'information. Traduire la poésie du steak qui nous compose, toi : mouche, toi : narrateur, steaks poétiques ! Tâchons de ne pas penser à la fin malheureuse qui nous est promise. Cœur vaillant, cœur léger, en route. 

J'entrerai bientôt dans le pod transmetteur. Suivrai la voie opposée à celle des misérables exilés qui s'échouent en Europe. Eux fuient la misère à la nage. J'y retourne exploiter les ressources du continent dans un confortable aéronef.

Tourisme anthropologique à Aspindza, et une chose importante

J'aimerais te parler d'un truc. Quelque chose que peut-être tu ignores.
J'y ai pensé toute la journée. Là, d'ailleurs, j'y pense encore. Entre deux autres choses. En fait il est toujours bon d'avoir deux autres choses, ça fait un devant et un derrière, un entourage, un peu comme un matelas et un édredon, tu vois : la sécurité du sommeil, les songes, droit vers le ciel, bref. Cependant j'aimerais te parler de cette chose importante
que sans doute tu ignores
parce que peut-être elle t'est invisible...

Un mot du contexte, d'abord - paumé bien paumé, n'ayant plus ni sous vaillant, dans cet endroit où la carte bancaire permet tout juste de se gratter les orteils, je me suis résolu à l'auto-stop en géorgien. Ça vaut ce que ça vaut et j'ai fini mieux paumé encore, et pas vraiment plus riche. Aussi ce soir je dors et dîne chez des particuliers dans le village d'Aspindza. On a convenu d'un arrangement, somme modique, accueil royal - j'y gagne.
Alors que la nuit approche réapparaît pour la troisième fois un vieil homme : le grand-père. Ce soir à notre table il commence à me causer en langue fort étrangère mais pas moins explicite de ce qui lui tient le plus à cœur.
Signifiant de ses deux mains à moitié fermées qu'il saisit deux cuisses, accompagnant de grognements ses mouvements compulsifs du bassin, Nodar, 65 ans aux fraises, me demande en clair si j'ai bien baisé, beaucoup, assez, encore, ici, là, comme-ci, comme-ça. Tout ça, moi, en général, je m'en amuse. Cependant à force de rencontrer de vieux libidineux, je me dis : zut, mais ça fait bien le dixième, le centième, le millième que je vois ! Et ces gars, où sont-ils ? Dans aucun film ! Aucun livre ! Aucun rien !

Ils semblent n'exister que dans la réalité. Je prends conscience soudain que se tient là un personnage, au sens grand 'P', jamais incarné dignement dans l'imaginaire collectif. Nodar, après son mime, m'explique en russe approximatif qu'il ne s'est rien mis sous la dent depuis le siècle dernier. Que ça chauffe sévère, là, entre ses cuisses. Qu'une chèvre ou un chien, il ferait plus la différence !
Ce mec est raffolant. J'en tombe dingue. Et puis, rencontrer le même, partout! A Tbilissi, en Arménie, dans les villages, dans les villes, dans le train de nuit qui m'a fait passer la frontière... Là, peut-être émoustillé par la trépidation des essieux et le vacarme des roues, mon adorable voisin jetait des regards diagonaux vers le *très* mauvais film sur mon écran. Puis à sa fin, sans attendre de suite, ni bon mot, ni communion phatique, il m'a fait banco : porno, boumboum ?!
Ces hommes... !
Hommes accomplis, vieux, frustrés, obsédés, libidineux... Hommes tristement réels, ils composent une belle moitié du peuple humain sur cette planète.

Dis-moi, toi, dis-moi comment tu pourrais m'en vouloir, si ce même Nadar, pareil au gars du train, insistant, traînant ses doigts sur l'écran que j'avais déballé afin de sauver un récit laborieux, a fini par voir, par saisir de ses yeux fous, par habiter de son âme ton cul tendu devant un miroir ?
Après quelques centaines de photos -dont l'une de mon propre postérieur- il a enfin paru satisfrustré à souhait, accompli dans sa recherche, désespéré pour la bonne cause. Il m'a alors redemandé (c'est toujours la même novlangue), toi, niquenique, bienbeaucoup ? Craignant de le décevoir je n'ai pas osé évoquer deux semaines d'abstinence. Développer l'impossible fantasme du retour. Lui parler de smileys. De carrière. De la frustration qui comme tout homme me structure. 
A ce moment les contenus de nos cerveaux syntonisaient à bloc. Harmonie virile. Alors même une langue n'aurait été qu'approximative, sauf si saisissant un corps ou l'autre elle avait été fouiller, caressante, au plus intime. J'ai gardé le silence. Du tourisme anthropologique, te dis-je.

Ce personnage de l'homme vieux, gonflé à bloc au-delà de toute limite, se livrant au lieu de se délivrer, ce vieux qu'on croise avec un léger dégoût dans le métro : fait écho. C'est lui, l'homme ultime, accompli dans son échec et sa frustration. L'achèvement d'une moitié de l'humanité. 
Peut-être faudrait-il le faire vivre. Lui donner un premier rôle. Le branler d'imaginaire, l'intégrer dans nos développement scénaristique, le lier à nos conversations de ville, …tout ! Lui, c'est nous tous. Cette part la plus sombre de la masculinité qui m'échoie, que tu subis. 

___
J'avais probablement accordé trop d'importance à la sexualité, c’était indiscutable ; mais le seul endroit au monde ou je m’étais senti bien c'était blotti dans les bras d'une femme, blotti au fond de son vagin ; et, à mon âge, je ne voyais aucune raison que ça change. L'existence de la chatte était déjà en soit une bénédiction, me disais-je, le simple fait que je puisse y être, et m'y sentir bien, constituait déjà une raison suffisante pour prolonger ce pénible périple.

Fin des retransmissions

Coup d'épistolaire donné de face à bout portant,
Le myocarde steak haché depuis longtemps :
Hors d'atteinte ! Tu t'en seras doutée.
Mon anamour transitoire et moi, tristes rescapés
Avons tracé les routes, la lande, rompu bien des embrayages
Inadéquation des genres : la voiture aussi renonça au voyage.

Avec le temps tu vois les chimères s'évanouir
Derrière le volcan éternel. Horizon flaccide !
Mélange, incohérence ! On aura eu le temps de rien user,
Brûler tous tes espoirs en aucune chamaillade
Et repartir cahin-caha, violon alto sur l'épaule
Dans les remous encore... De nos turbulences.

Nos routes parallèles s'étant croisées un jour
Euclide un peu pâle se gratte l'occiput
A nous voir tant diverger le savant latin titube
Et Paola déçue lâche des bordée d'injures !
Nous v'la unis dans la discorde, petite
C'était un beau mensonge qui n'a pas perduré.

"P.S: Tu peux mettre ma clef dans la boîte aux lettres, le code remarche."

Coin de marche du réel

Redescendre sur terre est dangereux.
Redescendre sur terre est exigeant.
Mais rester dans les airs ? On est fragile, là haut, richement lovée dans un hamac. A tout instant la porte s'ouvre, voilà le bourreau qui rentre, fatigué. Il pose sa hache sur ton ventre. Aux endroits où l'acier touche ta peau un flot rouge une vibration, épiderme saisi d'effroi. Non. Il ne faut pas. Aussi convient-il de descendre avant son retour et la disparition du soleil. Ne garder que la chaleur des rayons et le souvenir de son autre main, bienveillante, qui toujours su trouver le coin nu, même sous les vêtements, nu, cachant tant bien que mal l'autre main, embarras que ces 56 kg de bois et d'acier maculé.
Cependant redescendre est exigeant, voir dangereux, on l'a dit.
Il y a les étages. Il y a les marches. L'escalier du réel.
Jusqu'au quatrième étage, encore, on dirait que tout va bien. La pression de l'air ne varie pas trop. Petite volée de marches. Allant enjouée de la nuit bonne et du jour beau. L'avenir importe guère. Qu'en sera-t-il ?

Voilà d'autres gens qui montent.
C'est déjà plus compliqué qu'une bête descente. Il convient de croiser, saluer, regarder, sourire. On ne croise pas simplement, dans un escalier. Monter ou descendre des marches n'est pas inné chez l'humain qu'on voudrait être. Il faut au cerveau, aux muscles, apprentissages et efforts conséquents. Sens animés déterminant le bas du haut, le vrai du faux, le monte déjà celle là en attendant la suivante. Puis les variations de ce même thème : sans tomber, en courant, une par une, deux à deux, et tsétéra. Ainsi croiser s'avère en réalité manœuvre d'évitement corporel autant que communion sociale, et s'ajoute au travail déjà pas bien rémunéré, au danger permanent, de cette chute suspendue, marche après marche.
Les gens montent. Oh, ils montent. Eviter les gens qui montent. Celui-là sent la peur avant d'être visible. Celui-là apparaît bientôt, et c'est lui, soudain, ton bourreau, ton amour. Son visage est celui tout décomposé de l'innocence coupable, comme un enfant pris sur le fait. Quelques marches plus bas apparaîtra bientôt la hache au fil brillant qu'il a envisagé ce jour.
Oh, toi ! Eh, bonjour. Je... suis, avec une... Comment dit-on ? Hache ? Amie ? Intention de rompre, briser l'élan de ton cœur, savonner tes marches, précipiter ta chute ? Je suis avec une amie, voilà. Très bien, tu réponds, sans rien décomposer, sans cesser la descente, effroyable, où s'arrêtera-t-elle celle-là, désormais ? T'as répondu simple, élégant, condamnée aux yeux ouverts, tout en croisant, évitant, saluant, continuant vers l'échafaud que l'avenir toujours nous réserve. Plus jamais le même, chaque marche plus rien jamais pareille. Croisant effarée cette brune hache qui suit plus bas, qui regarde ta nuque sans savoir mais avec déjà ce frémissement inné, de l'orgasme à venir, de l'assassinat déjà à demi perpétré...


Ainsi l'escalier s'est fait scène. On remerciera bien les acteurs, prestation impeccable. Le décors parfait. Les portes bien fermées, les œilletons qui n'en perdirent pas une miette. La tête qui tombe et roule, rebondit de marche en marche, elle irait jusqu'à la cave si la porte en était ouverte, achever sa descente dans un lit de la poussière qu'il faut. Vol, bruit mat du crane, gémissement des marches pas trop habituées à de tels chocs, rebondissements multiples que l'écho confond, reprend, amplifie...
Tuer, comme ça !?
Était-ce l'intention ?
L'avocat malicieux plaidera que non, un bourreau peut bien se balader avec une hache, c'est bien le moins, son instrument de travail, enfin, sans intention de nuire. Sourire gêné des passants qui le croisent. Volée d'étincelles au contact du pavé. Petit sauts d'évitement et de surprise que font les enfants en voyant, toujours trop tard, alors que l'étreinte de la main du père, de la mère, soudain s'est raffermie, à la limite de la douleur.
Pouvons-nous sérieusement penser, madame la présidente, mesdames et messieurs les jurés, qu'il n'y aurait pas intention alors que l'accusé s'applique à mentir, tout du moins pervertir jusque la pauvre, sincère et innocente réalité, épingle sa victime dans le cocon de son domicile, pour mieux la saisir avec l'arme, sûr de son fait ?
Manque de chance, glisse l'avocat, ils ont convaincu l'escalier de se porter partie civile. Le jeu va être serré. Je vais arguer de polytraumatismes, étaler des faiblesses, jouer notre va-tout. Invoquer la maxima indulgentia.

Alors il se lance.
Pas plus que pierre qui roule, ou pierre qui descend, pierre qui monte n'a d'intention. De même la tête. Aussi bien celui-là qui va cahin-caha avec une hache par les chemins de la vie. Simple précaution. Goût de l'objet. Sensation rassurante que confère son poids, contact froid, certes, mais pas désagréable du fil de lame. Ouf. J'espère qu'ils ne déterreront pas de précédents actes pervers, idiot !
Puis continue. Mon client souffre. Mon client a toujours fui l'amour sous quelque forme que ce soit. Les formes les plus rondes roses et douces, surtout, l'amour barbe-à-papa, l'amour cœur-en-chocolat, bien entendu, mais aussi tous les autres.
Au delà du mot de 5 lettres il faut imaginer la souffrance du garçon qui doit trop tôt y renoncer, devenir le père de son parent, assumer le renoncement à ce doux refuge. Très tôt vivre hypothétiquement, laisser de côté la possibilité de conjuguer être au futur. Je ne sera jamais !

Entre la victime. Un peu désorientée, tête sous le bras.
La salle est belle, or et boiserie. La salle murmure, silence!, ou je fais couper toutes les têtes. A ces mots quelques fourmillement, des doigts sans hache se referment en point final. Elle avance, la victime, vachement élégante dans son jupon hors d'époque. Murmures. Pas bon pour nous, ça.
Je l'aime, elle fait. Avant j'étais juste amoureuse. Une fille amoureuse, pendant un an. Puis le temps, tout ça, son départ, m'ont mûrie. Maintenant je l'aime, corps et tête d'amour je l'aime ! Évidement elle n'a pas toute sa tête, dira le procureur. Mais elle peut bien retirer sa plainte, l'escalier pèsera son poids, ce sera perpète. Mon amour, non!
Alors le hamac, jamais neutre, qu'était assis au dernier rang de la salle, se lève discrètement l'air d'aller prendre un appel. Pendez-moi ce hamac, complice du soleil, qui firent la réalité visible, voir l'horreur du mensonge. Je suis dégoûté. Pas besoin de se retourner, on entend le glissement de ses fils sur le parquet vernis.
Pour la reproduction des faits les jurés lubriques voulurent tout voir, tout savoir. Montrez-nous comment il vous a fait ça. Comment son corps, comment ses hanches, et ses mains sur vos seins. A-t-il croqué la mozzarella ? Ils ont croqués, de concert, la blanche innocente. Qui d'abord, sûr que lui!, le jus blanc coulant dans sa barbe. Mais alors, ensuite, il a dit quoi ? J'ai piscine, je reviens dans cinq minutes ? Sûr qu'il l'aura entortillée de soleil et d'ivresse, ligotée au hamac, laissée pour bientôt morte.
L'escalier, faites entrer l'escalier ! Dès ce départ j'ai gémi sous le poids de sa culpabilité. Ordure, ordure. Venu à deux, repartant seul, et le poids de son corps, et le choc de ses talons. Faites tomber ce masque d'implacable mensonge qui le tient.
A-t-on une photo de la hache ? Celle-ci bien explicite, voyez, elle écarte les cuisses et un éclair rouge  en jaillit. Faites sortir les enfants ! Quel phénomène, je peux revoir le phénomène ? C'est peut-être l'électricité statique ?


Mais alors... Si on avait mis le hamac dans l'escalier ? Ou les marches sur la terrasse ? Si on avait les mots pour le dire, au bon moment, au bon endroit, elle écouterait quand il dirait; puis il écouterait à son tour. Ce serait clair d'expression limpide, des sujets des verbes des compléments par rangs de trois comme à l'armée, pas une boucle qui dépasse. Il aurait dit tu sais, elle aurait dit oui. Mon amour. Je sais. Soyons l'un pour l'autre comme ci comme ça, et toujours une petite galipette pour fermer le banc, affermir le propos et combler la chair joyeuse.
Si on avait su à temps, donner prendre, prendre donner, et dire toujours bien et plus, ce qu'il faut, quand il fallut. Tu sais ? Je sais. Mon amour. Si on avait mis le soleil dans ton cœur, toutes les haches à la cave, disons que je serais en mer à jamais pour toujours, chacun sa place, chacun son continent. Oui, mon amour. Alors chaque tête sur chaque paire d'épaules, jamais tomber, jamais escalier, chacun chemin faisant se souviendrait de l'autre dans son corps intègre. Là aussi, bien sûr, le souvenir, mais trop vif!, tellement sanglant!
Quand j'étais petit, j'aimais très fort. Puis j'ai fui, tous les possibles. Appris à aimer, séduire, enfin, aimer séduire, mais aimer encore, ou plus jamais ? Il y avait tes mots, tu sais, il y aura toujours tes mots. Je sais, mon amour...

Quand j'étais plus petite, j'étais plus tendre.
J'aimais ma mère avec toute ma souffrance.
J'avais toujours envie de courir me jeter contre elle,
de l'embrasser par les hanches et d'enfouir ma tête dans son ventre.
Je voulais me greffer à elle,
faire partie de sa douceur et de sa beauté.
Venu avec la raison, l'orgueil m'a fait haïr le vide amer qui se fait dans l'âme afin qu'on aime.

Mesdames et messieurs, la cour. Veuillez vous lever. Étant établi que dans les draps encore tièdes la hache et dans l'escalier la victime de hamac et soleil entortillée, vu les antécédents et précédents établis du coupable et des ses complices Sabines, vieux tours de passe-passe et profusion des clefs, registre des coïts à votre disposition et richement illustré -je vous laisse consulter-, vu l'impardonnable, l'inexcusable, l'irréparable, et malgré le jeu de scène parfait, la lumière du ponant résonnait comme une orange, nous, les jurés, on dit qu'il a foiré, grave.
Coupable, car voici enfin ton jugement écrit de toutes tes forces, depuis toutes ces années, rendu par le peuple, pour la république. Baver, bavera. Mon salaud, on te condamne à persister d'être, et ainsi te laisserons confronté nu à la question. A chaque marche, chaque escalier, chaque jour, chaque étreinte, tu ne sauras plus pourquoi. Le corps éructe encore, t'as bien de la chance. A une autre époque... Enfin, éructe, éructe. Post coitum, animal idiot, draps tièdes, tous coupables !
___
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t'en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heure
Au petit jour que dans ton cœur
Un dragon plongea son couteau
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent

Paterne du désordre

Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos,
pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.
Je vous le dis : vous portez encore un chaos en vous.

C'est pas moi qui l'affirme. Il s'agit même d'un principe scientifique : tout est question de désordre. Même que, fondamental, le principe. Le désordre partout, toujours plus de désordre. L'entropie se gave, c'est la plus grande banque du monde !
A chaque pensée, chaque geste, idée, action, même pire, inaction!, vacuité!, elle prend son dû. Le petit pourcentage de chaos est la taxe la mieux recouvrée du coin.


Mais, la loi et l'ordre ? Pteu !
Inventions anarchistes, délires de pochtrons, sont des bulles géniales où concentrer l'énergie du chaos. Façon big bang. Au jour suivant, tout de relents festifs, de renvois mal aiguillés et indomptables xylocéphalées, on retrouve ce furoncle de loi, beurp, et d'ordre, prout, qu'il faut percer s'il n'éclate pas. Alors pan!, double dose de désordre, infection chaotique, septicémie systémique, tout pire, tout plus grave encore qu'à l'origine.

Et l'homme, me direz-vous ?
L'homme, pauvre bête, n'est qu'un réceptacle de plus à cet usage. Façonné avec soin et rigueur par de braves ouvriers -si, si, des comme on imagine, salopette de coton grossier bleu délavée, mains épaisses, regard plissé et clope au bec- il est dédié tout entier à la cause. Au désordre.
Sous des apprêts parfois séduisants, la machinerie de grourg blop glorologlorolo que chacun peu identifier en y collant l'oreille travaille temps plein soir et week-end, à pondre carcinomes, gas, tissus gras et tumeurs... Un festival quotidien d'oncologie et autres joyeusetés. A coup d'apoptoses et de macrophages l'ensemble semble subsister un instant. Se maintien brièvement en suspension près l'idéale fesse de bébé lisse et rose, puis penche glisse plonge et bientôt se fracasse plus bas que terre.


Mieux encore, ce temple des processus vitaux se distingue par les idées.
Les idées, ah ! Sheitan nous en garde !
Essayez voir de penser. Tous, nous savons de quoi il retourne. D'évidence, même si le nions un peu, il n'y a pas plus affligeant et désordonné que l'idée humaine.
Le désordre partout. Ah!, capharnaüm à tous les étages, festival d'inordination, grand chambardement. Admirons quel pinacle la pensée humaine atteint à travers cette sélection appliquée des plus fins esprits de notre temps :


Arrivé à ce point de la lecture, mollement convaincu, faîtes moi le plaisir de déranger votre chambre!, votre vie!, ouvrez toutes fenêtres aux fougueux courants d'air.
Faîtes sauter les tiroirs.
Dérangez les classeurs.
Mettez le linge sale dans un coffre fort. A la machine, l'argent !

Bon sang, qu'on se sent mieux, déjà...
Dans le chaos enfin assumé de ta vie, assieds-toi, camarade.
Rien ne vaut la peine de rien, alors restons là, tu veux. Prends un verre du meilleurs, du plus fort, et vois comme ta vie ne vaut la peine, ne l'a jamais valu.

Demain au réveil, mon ami, pas de réveil !
Mon poing sur la gueule la machine bruyante, écrase encore un songe à la santé du tord boyau qui vient, qu'attendra au bord du lit s'il est plus temps, va et ronfle.

Tout est question de désordre, et cependant.
Je tiens personnellement à jour la liste des ouat'mille désordres qui m'accaparent, classés par ordre alphanumérique.
Du cycle de nos chaos un schéma global émerge. La matrice du désordre est là, cachée au cœur du foutoir. Ton chaos, mon chaos. Essayons encore. Mon chaos, ton chaos. Chacun par sa paterne isolé gagnerait à syntoniser avec autrui. A l'internationale des désordres, au club des désorganisés, au merdier qui j'en suis certain dominera sans partage, mesdames, messieurs, je lève mon verre.
___
Mais tout n'est que désordre, mon bon. Désordre que les végétaux, les minéraux et les bêtes ; désordre que la multitude des races humaines ; désordre que la vie des hommes, la pensée, l'histoire, les batailles, les inventions, le commerce, les arts ; désordre que les théories, les passions, les systèmes. Ça à toujours été comme ça. Pourquoi voulez-vous y mettre de l'ordre ? Quel ordre ? Que cherchez-vous ? Il n'y a pas de vérité. Il n'y a que l'action, l'action qui obéit à un million de mobiles différents, l'action éphémère, l'action qui subit toutes les contingences possibles et imaginables, l'action antagoniste. La vie. La vie c'est le crime, le vol, la jalousie, la faim, la mensonge, le foutre, la bêtise, les maladies, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, des monceaux de cadavres.

Les ongles poussent

les ongles poussent les cheveux grandissent
c'est à ça et plein d'autres petits signes qu'on peut dire, tiens, 
il passe, il passe, il n'arrête pas de passer cependant on retourne à des choses et d'autres mais ça n'empêche pas 

alors par exemple un jour tu te décides à couper un ou deux ongles et décidément tu vois comme ils sautent et retombent au claquement de l'outil et voilà, ça fait des jours, des semaines, des mois, qu'on est là sur la mer, qu'on se connaît, qu'on boit, qu'on se prive, qu'on grandit en s'enrichissant et en s'appauvrissant, mais c'est toujours le même corps et les même désirs, mais c'est toujours la même ville saison après saison, quel que soit le continent, la même femme, le même homme cependant demain ce sera encore lundi, comme tous les jours, comme tous les lundi, il prend son temps pour passer le con, et 
si tu voudrais, en courant un peu, à peine beaucoup, 
on se rattraperait et ce serait tous les instants d'éternité qu'il faut, 
pas un de plus, pas un de moins, juste ceux là et pas les autres, tu vois ?

donc bref, un jour, un signal, un autre jour non, comme les vagues, comme la pluie, tout varie un jour toujours varie toujours. il reste les ongles, les idées, il ne reste plus ni ongle, ni idée. 
juste le temps. 
juste le temps...