- aux frontières du Sabbat

Oublier de rester (3/3) : survie en espace confiné

Oh, l'ennui, l'ennui, l'ennui. Terrible ennui implacable ennui permanent ennui ; solide poussière dans le quotidien partout imbriquée. L'ascèse presque parfaite achoppe sur quelques détails bêtes, mais bêtes, alors il surgit. L'ennui, l'ennui, l'ennui.
L'ennui de ne même pas savoir disparaître dans l'imaginaire. L'ennui du quotidien, avec les gens du quotidien, des gens somme toute individuels, un et un puis un autre et encore un, unités sans étincelles, petites choses molles qu'on peine à prendre au sérieux. Mais l'ennui ! Lui est un obstacle au-delà de notre perception. Notre redoutable écueil.

La fuite étant absolument hors-jeu, ni même la petite disparition régulière, l'air de rien, qui transformerait ce jour de plâtre en passoire à-coucher-de-soleil. Même. Même pas ça. Même ça, pas, non.
Dans la tonicité, chercher le salut ? Celle intellectuelle semble déjà perdue pour la cause : disparus les besoins, ici règne le manque de tout, sauf de manque. Où, la séduction ? Où, la possession ? Où, la joie simple de la solitude sociale ? Atonie et catatonie dansent langoureusement devant mon regard mort. 
Celle musculaire est en question. Je tente. Bouge. Et retente. Prendrais goût à cet effort, s'il n'était pas si désagréable de gesticuler avec des machines. Chit ! Y revenir. A cet effort. Élément de l'ascèse.
Celle sexuelle, dans l'auto-exploration ? Est une promesse. Rien qu'une promesse. Chèque en bois rédigé sur le dos de la libido enfuie. Ce qu'il en reste se love dans une débauche de pornographie, qu'on commente à table quand on ne la visionne pas en groupe...

Des jours, des semaines passent. Nous coulions dans une pâteuse routine sans que jamais ne se déclenche la moindre sirène d'alarme. Il ne semblait pas impossible que bientôt quelques-uns de nos membres, devenus inutiles, s'atrophient puis tombent. J'imaginais nos corps revisités par l'inertie, perdant l'allure après l'allant.
Les pieds ne serviraient plus qu'à se gratter les oreilles. Les reins ne filtrant plus que de l'eau claire développeraient quelque fonction auto sexuelle. La verge massée des jours entiers gagnerait des proportions colossales, membre absurde qu'on ne cacherait plus, dégorgeant sans discontinuer ses humeurs inutiles. Le cœur enfin, le cœur surtout, aurait perdu l'habitude de battre. Tout juste un petit coup de-ci, de-là, pour singer la vie.

Figés là par la routine et l'ennui, personne ne sut plus dire combien de jours, de mois, d'années s'étaient enfuis. Nous avions depuis longtemps perdu le compte quand eu lieu le premier événement.
Je me souviens surtout du deuxième cas à bord. Anoxie, murmurait un des mecs. Intoxication au dioxyde de carbone, ou peut-être aux hydrocarbures?, proposait un autre. Un troisième a parlé du temps. C'est gris et frais décidément, moi j'ai sorti un petit gilet, il a fait.
Nous étions là, attroupés inutiles, et tous glosions, les bras le long du corps. Tous aussi démunis devant les faits, définitivement ignorants de la cause, face au cadavre bleuit de ce collègue. Il était tombé là, comme ça, soudain inanimé. Un trépassé de plus à force de confinement.
L'officier de sécurité se reprit un peu. Il conclura, lui, à quelque raison consensuelle. Écrasement par une charge, ou quelque motif commun aux travaux en mer. Cadré dans un bon rapport, ça passera. Ça passe toujours. Cependant, le confinement... 

C'est que l'espace, ici, est denrée rare.
Les ouvertures font défaut. Du jour où l'on pose pied sur ce navire, quelques instants suffisent à reprendre la mesure du confinement. 111.5m de long pour s'ébrouer, 40m de haut, au plus haut, du meilleur jour, de la plus grande idée. 20m de large : c'est tous ce que vous aurez, pas un centimètre de plus. Il n'y a guère que le grutier qui nous dépasse un peu, à l'occasion : boom up, jib out, atteignant parfois 50m au crochet il va tout fringuant, le menton haut, voit le monde comme aucun autre...
Ici, la ligne qui barre l'horizon est autre chose qu'une simple frange entre ciel et mer. Elle est le trait tiré sur nos quotidiens, la négation d'exister. La société qui nous échoit est ce petit reste, encadré dans l'acier, s'étendant au fil de jours et nuits interminables, qu'interrompt tout juste le coup de trompe quotidien : 12h00, essais d'alarme.
Il y a bien quelques tentatives. Une ou deux distractions brèves. Décrétons le barbecue dominical. Ou un muster drill -exercice d'alarme générale- hebdomadaire. Alors tous accourent, bras de chemise ou gilet de sauvetage, suivant le cas, soulignant d'un sourire cette exceptionnelle rupture de routine.
Mais à terme rien n'y fait. Chaque jour reste le même jour, chaque matin un nouveau lundi, chaque réveil le même endroit, inéluctable fixité du cadre. Le corps prisonnier de l'espace tend bientôt de lui-même au néant sémantique, il n'y a plus de mots que dans les livres, bientôt eux-mêmes glissent de là poliment et retournent à l'encyclopédie. Inusité, chacun va rejoindre sa page, sa place dans le grand ordre alphabétique.
Ne restent que les pages désespérément blanches. La perspective de ces feuilles nues me donne le vertige. J'empoigne un stylo, la plume la plus fluide qu'on trouve ici, tente quelques signes, mais rien n'y fait. Plume blanche, papier vierge, quelques gribouillis encore, puis bientôt plus rien.

La respiration me devient pénible.
Depuis quelques jours je ne perçois plus les battements de mon cœur.