- aux frontières du Sabbat

Coin de marche du réel

Redescendre sur terre est dangereux.
Redescendre sur terre est exigeant.
Mais rester dans les airs ? On est fragile, là haut, richement lovée dans un hamac. A tout instant la porte s'ouvre, voilà le bourreau qui rentre, fatigué. Il pose sa hache sur ton ventre. Aux endroits où l'acier touche ta peau un flot rouge une vibration, épiderme saisi d'effroi. Non. Il ne faut pas. Aussi convient-il de descendre avant son retour et la disparition du soleil. Ne garder que la chaleur des rayons et le souvenir de son autre main, bienveillante, qui toujours su trouver le coin nu, même sous les vêtements, nu, cachant tant bien que mal l'autre main, embarras que ces 56 kg de bois et d'acier maculé.
Cependant redescendre est exigeant, voir dangereux, on l'a dit.
Il y a les étages. Il y a les marches. L'escalier du réel.
Jusqu'au quatrième étage, encore, on dirait que tout va bien. La pression de l'air ne varie pas trop. Petite volée de marches. Allant enjouée de la nuit bonne et du jour beau. L'avenir importe guère. Qu'en sera-t-il ?

Voilà d'autres gens qui montent.
C'est déjà plus compliqué qu'une bête descente. Il convient de croiser, saluer, regarder, sourire. On ne croise pas simplement, dans un escalier. Monter ou descendre des marches n'est pas inné chez l'humain qu'on voudrait être. Il faut au cerveau, aux muscles, apprentissages et efforts conséquents. Sens animés déterminant le bas du haut, le vrai du faux, le monte déjà celle là en attendant la suivante. Puis les variations de ce même thème : sans tomber, en courant, une par une, deux à deux, et tsétéra. Ainsi croiser s'avère en réalité manœuvre d'évitement corporel autant que communion sociale, et s'ajoute au travail déjà pas bien rémunéré, au danger permanent, de cette chute suspendue, marche après marche.
Les gens montent. Oh, ils montent. Eviter les gens qui montent. Celui-là sent la peur avant d'être visible. Celui-là apparaît bientôt, et c'est lui, soudain, ton bourreau, ton amour. Son visage est celui tout décomposé de l'innocence coupable, comme un enfant pris sur le fait. Quelques marches plus bas apparaîtra bientôt la hache au fil brillant qu'il a envisagé ce jour.
Oh, toi ! Eh, bonjour. Je... suis, avec une... Comment dit-on ? Hache ? Amie ? Intention de rompre, briser l'élan de ton cœur, savonner tes marches, précipiter ta chute ? Je suis avec une amie, voilà. Très bien, tu réponds, sans rien décomposer, sans cesser la descente, effroyable, où s'arrêtera-t-elle celle-là, désormais ? T'as répondu simple, élégant, condamnée aux yeux ouverts, tout en croisant, évitant, saluant, continuant vers l'échafaud que l'avenir toujours nous réserve. Plus jamais le même, chaque marche plus rien jamais pareille. Croisant effarée cette brune hache qui suit plus bas, qui regarde ta nuque sans savoir mais avec déjà ce frémissement inné, de l'orgasme à venir, de l'assassinat déjà à demi perpétré...


Ainsi l'escalier s'est fait scène. On remerciera bien les acteurs, prestation impeccable. Le décors parfait. Les portes bien fermées, les œilletons qui n'en perdirent pas une miette. La tête qui tombe et roule, rebondit de marche en marche, elle irait jusqu'à la cave si la porte en était ouverte, achever sa descente dans un lit de la poussière qu'il faut. Vol, bruit mat du crane, gémissement des marches pas trop habituées à de tels chocs, rebondissements multiples que l'écho confond, reprend, amplifie...
Tuer, comme ça !?
Était-ce l'intention ?
L'avocat malicieux plaidera que non, un bourreau peut bien se balader avec une hache, c'est bien le moins, son instrument de travail, enfin, sans intention de nuire. Sourire gêné des passants qui le croisent. Volée d'étincelles au contact du pavé. Petit sauts d'évitement et de surprise que font les enfants en voyant, toujours trop tard, alors que l'étreinte de la main du père, de la mère, soudain s'est raffermie, à la limite de la douleur.
Pouvons-nous sérieusement penser, madame la présidente, mesdames et messieurs les jurés, qu'il n'y aurait pas intention alors que l'accusé s'applique à mentir, tout du moins pervertir jusque la pauvre, sincère et innocente réalité, épingle sa victime dans le cocon de son domicile, pour mieux la saisir avec l'arme, sûr de son fait ?
Manque de chance, glisse l'avocat, ils ont convaincu l'escalier de se porter partie civile. Le jeu va être serré. Je vais arguer de polytraumatismes, étaler des faiblesses, jouer notre va-tout. Invoquer la maxima indulgentia.

Alors il se lance.
Pas plus que pierre qui roule, ou pierre qui descend, pierre qui monte n'a d'intention. De même la tête. Aussi bien celui-là qui va cahin-caha avec une hache par les chemins de la vie. Simple précaution. Goût de l'objet. Sensation rassurante que confère son poids, contact froid, certes, mais pas désagréable du fil de lame. Ouf. J'espère qu'ils ne déterreront pas de précédents actes pervers, idiot !
Puis continue. Mon client souffre. Mon client a toujours fui l'amour sous quelque forme que ce soit. Les formes les plus rondes roses et douces, surtout, l'amour barbe-à-papa, l'amour cœur-en-chocolat, bien entendu, mais aussi tous les autres.
Au delà du mot de 5 lettres il faut imaginer la souffrance du garçon qui doit trop tôt y renoncer, devenir le père de son parent, assumer le renoncement à ce doux refuge. Très tôt vivre hypothétiquement, laisser de côté la possibilité de conjuguer être au futur. Je ne sera jamais !

Entre la victime. Un peu désorientée, tête sous le bras.
La salle est belle, or et boiserie. La salle murmure, silence!, ou je fais couper toutes les têtes. A ces mots quelques fourmillement, des doigts sans hache se referment en point final. Elle avance, la victime, vachement élégante dans son jupon hors d'époque. Murmures. Pas bon pour nous, ça.
Je l'aime, elle fait. Avant j'étais juste amoureuse. Une fille amoureuse, pendant un an. Puis le temps, tout ça, son départ, m'ont mûrie. Maintenant je l'aime, corps et tête d'amour je l'aime ! Évidement elle n'a pas toute sa tête, dira le procureur. Mais elle peut bien retirer sa plainte, l'escalier pèsera son poids, ce sera perpète. Mon amour, non!
Alors le hamac, jamais neutre, qu'était assis au dernier rang de la salle, se lève discrètement l'air d'aller prendre un appel. Pendez-moi ce hamac, complice du soleil, qui firent la réalité visible, voir l'horreur du mensonge. Je suis dégoûté. Pas besoin de se retourner, on entend le glissement de ses fils sur le parquet vernis.
Pour la reproduction des faits les jurés lubriques voulurent tout voir, tout savoir. Montrez-nous comment il vous a fait ça. Comment son corps, comment ses hanches, et ses mains sur vos seins. A-t-il croqué la mozzarella ? Ils ont croqués, de concert, la blanche innocente. Qui d'abord, sûr que lui!, le jus blanc coulant dans sa barbe. Mais alors, ensuite, il a dit quoi ? J'ai piscine, je reviens dans cinq minutes ? Sûr qu'il l'aura entortillée de soleil et d'ivresse, ligotée au hamac, laissée pour bientôt morte.
L'escalier, faites entrer l'escalier ! Dès ce départ j'ai gémi sous le poids de sa culpabilité. Ordure, ordure. Venu à deux, repartant seul, et le poids de son corps, et le choc de ses talons. Faites tomber ce masque d'implacable mensonge qui le tient.
A-t-on une photo de la hache ? Celle-ci bien explicite, voyez, elle écarte les cuisses et un éclair rouge  en jaillit. Faites sortir les enfants ! Quel phénomène, je peux revoir le phénomène ? C'est peut-être l'électricité statique ?


Mais alors... Si on avait mis le hamac dans l'escalier ? Ou les marches sur la terrasse ? Si on avait les mots pour le dire, au bon moment, au bon endroit, elle écouterait quand il dirait; puis il écouterait à son tour. Ce serait clair d'expression limpide, des sujets des verbes des compléments par rangs de trois comme à l'armée, pas une boucle qui dépasse. Il aurait dit tu sais, elle aurait dit oui. Mon amour. Je sais. Soyons l'un pour l'autre comme ci comme ça, et toujours une petite galipette pour fermer le banc, affermir le propos et combler la chair joyeuse.
Si on avait su à temps, donner prendre, prendre donner, et dire toujours bien et plus, ce qu'il faut, quand il fallut. Tu sais ? Je sais. Mon amour. Si on avait mis le soleil dans ton cœur, toutes les haches à la cave, disons que je serais en mer à jamais pour toujours, chacun sa place, chacun son continent. Oui, mon amour. Alors chaque tête sur chaque paire d'épaules, jamais tomber, jamais escalier, chacun chemin faisant se souviendrait de l'autre dans son corps intègre. Là aussi, bien sûr, le souvenir, mais trop vif!, tellement sanglant!
Quand j'étais petit, j'aimais très fort. Puis j'ai fui, tous les possibles. Appris à aimer, séduire, enfin, aimer séduire, mais aimer encore, ou plus jamais ? Il y avait tes mots, tu sais, il y aura toujours tes mots. Je sais, mon amour...

Quand j'étais plus petite, j'étais plus tendre.
J'aimais ma mère avec toute ma souffrance.
J'avais toujours envie de courir me jeter contre elle,
de l'embrasser par les hanches et d'enfouir ma tête dans son ventre.
Je voulais me greffer à elle,
faire partie de sa douceur et de sa beauté.
Venu avec la raison, l'orgueil m'a fait haïr le vide amer qui se fait dans l'âme afin qu'on aime.

Mesdames et messieurs, la cour. Veuillez vous lever. Étant établi que dans les draps encore tièdes la hache et dans l'escalier la victime de hamac et soleil entortillée, vu les antécédents et précédents établis du coupable et des ses complices Sabines, vieux tours de passe-passe et profusion des clefs, registre des coïts à votre disposition et richement illustré -je vous laisse consulter-, vu l'impardonnable, l'inexcusable, l'irréparable, et malgré le jeu de scène parfait, la lumière du ponant résonnait comme une orange, nous, les jurés, on dit qu'il a foiré, grave.
Coupable, car voici enfin ton jugement écrit de toutes tes forces, depuis toutes ces années, rendu par le peuple, pour la république. Baver, bavera. Mon salaud, on te condamne à persister d'être, et ainsi te laisserons confronté nu à la question. A chaque marche, chaque escalier, chaque jour, chaque étreinte, tu ne sauras plus pourquoi. Le corps éructe encore, t'as bien de la chance. A une autre époque... Enfin, éructe, éructe. Post coitum, animal idiot, draps tièdes, tous coupables !
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Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t'en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heure
Au petit jour que dans ton cœur
Un dragon plongea son couteau
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent