- aux frontières du Sabbat

Travail dur frontière cruelle épreuve

On aime le symbole dans cette caverne.
Le symbole, vous savez, ce truc fumeux qui reste à l'homme quand, ayant gardé ses chaussettes, glisse son caleçon jusqu'aux chevilles.
Aussi c'est avec un soin bien particulier qu'il convint de choisir la date de cette frontière. Eurêka! criait Tintin au pays du soleil, ayant découvert martingale, date et heure parfaites pour sa mise à mort.
Eurêka, alors.
Cette annonce était sur un bout de journal qu'allait pour jeter le captain - hublot ouvert, pogne fermée sur le précieux papelard. Et la pogne approche, et le vide menace, chaque instant plus proche, quelle angoisse!, cette annonce, qu'en sera-t-il ?, ne conviendrait-il pas de laisser filer, continuer en vol ? Zut !...Trop tard !
Envolé le papier il fallut sauter, toute une affaire, ça, la chute, les bleus, et tout ce vide qu'on a laissé grandir partout autour, vaste comme un monde.

Sur le papier enfin, grammage bien particulier, texture peu commune, brûlant au toucher : eurêka.
Il est marqué : travail, 1er juillet, expatriation. Pas autre chose, pas autrement. En filigrane, peut-être, ou à l'encre sympathique ?
Alors gorge bien serrée, tout symbole bu, caleçon remonté sur le pubis, ce fut une drôle de cérémonie de remballage. Faire une autre valise, ultime valise. Un dernier ménage, ah, si seulement. Puis filer. Filer, tudieu, c'est pas comme si on savait pas faire ! 

Voilà qu'un mardi matin, ce fut aussi mon tour.
J'embarquais la veille dans un avion aussi exténué que moi, la caboche bien douloureuse d'une cérémonie copieusement arrosée. Mon cerveau branché directement aux commandes aurait certainement viré plein pot, demi tour et full throttle.

Un poing serré au bide,
une larme à la commissure des paupières,
j'avais dansé du matin au départ, bien trop longuement, au milieu des vestiges de mon ancienne vie. Oubliant soigneusement ici et là l'essentiel, je n'en rassemblais que les fragments les plus absurdes dans d'inutiles sacs de voyage.
Puis, charriant cette peau morte commençais la migration à reculons. Chaque instant plus loin de Paris. Malgré mes désespoirs l'avion, puis le rasoir, puis le réveil, puis le train me rendirent, glabre et désenchanté, dans un lieu propice au changement d'asymptote.

Il y avait là des tables des chaises des gens et on m'accueillit, bonjour bonjour.
Quelques uns parmi les cent, ça ne m'a pas échappé, chantonnaient une marche funèbre mezzo voce. L'un deux m'a même offert un petit cercueil où ranger les clefs de ma quête absurde, de vieux lambeaux de sabbat et le petit noyau de vacance gardé, sucé, mâchouillé jusqu'à la trame depuis deux ans...

Me voilà au travail.
Au travail. Attention!, j’ai pensé. On peut s'attendre à plein d'épreuves. Surtout le premier jour.
L'un laissera distraitement la porte de sortie ouverte, grinçant très tendrement, aguicheuse en diable, alors que le chant monotone de la photocopieuse, va, vient, semble dire pars-va-t'en, pars-va-t'en, pars-va-t'en !!! Il ne faut pas craquer. Tenir, stoïque, le document aussi inintéressant soit-il, bien droit devant et au niveau des yeux.

Je parvenais ainsi à la fin de matinée sans trop d'encombre.
Alors midi survint. Soleil ardent, chant des cigales, table en plastique et quatre chaises.
La première épreuve prit la forme d'un déjeuner entre collègues. Satanées ordures ! Dès le premier jour, l'épreuve la plus effroyable, amenée avec gentillesse – "on va déjeuner, tu viens ?"...

Nous voilà dans la petite voiture de Guillaume, roulant viril et heureux de ses excès, enchanté d'aller nous soumettre aux expériences sadiques d'un dangereux cuisinier. Bientôt nous sommes, quatre et la table en plastique qui font cinq, près d'un vil rond point, indispensable accessoire du village de Provence. 
C'est un restaurant vietnamien dont le même collègue est fier de réciter le menu par cœur. Pour sa part Fabien a choisi des nems, mais bave par anticipation sur les plats des uns et des autres - "Tu vas manger tout ton riz ?" - parce que moi, j'ai un de ces appétit,
ajoute-t-il, et bla bla bla,
et ceci et cela, le voilà lancé en mode parfaitement grossier, jamais finaud, sur le sujet passionnant des valeurs comparées du logement de l'un, de la voiture de l'autre, mettant chaque fois en exergue le défaut le plus criant, le travers le plus pathétique.
Guillaume pour sa part restait enrayé sur le même sujet, toujours vantant grassement sa conduite sèche et sportive (d'autres plus censés diraient violente et dangereuse). Tous opinaient comme des chiens de plage arrière.

Chacun glosa aussi à loisir son ignorance de la cuisine vietnamienne, félicitant le chef obséquieux sans prêter attention aux jappements et miaulements désespérés qui nous parvenaient des cuisines. Aucun doute possible, il s'agit bien là d'une brochette de champions.
Hors catégorie, parmi les plus dangereux, à éviter  tout prix, ne jamais affronter, surtout pas en meute !

Pitié. Parlons d'alcool, de bricolage, de centre commercial, de n'importe quoi pourvu que cela reste impersonnel et apolitique !
Très raide sur ma chaise, je pensais l'échappée, imaginait à toute blinde telle et telle combine dialectique, prévoyant le coup bas, préparant l'esquive. Avec pareils pervers on est jamais à l’abris, l’un d’eux pourrait s’intéresser à moi, remarquer mon air tendu, mes yeux révulsés, tenter une question ouverte ? Je tâche d‘imaginer le mantras qui annihilerait ce présent, arracherait visages et membres, éclairerait de bonté l'abyme qui s’ouvre au centre de la table ?
"Omni padme padme um ?" - quoi, kestudis ? rétorque Marlen. Oups, rien, rien. C'est sans effet.

Enfin, au moment où je n'y croyais plus, concluant sur une mauvaise parole et moult coups d’œil en diagonale vers l'horloge, l'épreuve pris fin. Chacun secoua les scories de ce premier round, évaluant les coups portés aux vêtements, léchant les gencives blessées.

Je suis la souris de laboratoire.
Électrocuté par les impulsions qu'envoie le biologiste, je pêcherais volontiers dans la soupe de quoi faire cesser le supplice. Aussi lorsque la grille de cette cage disparaît enfin, je file avec joie m’engouffrer dans la même bagnole moche conduite par ce lamentable pilote. Alors Fabien, pensant que personne ne le voit, se saisit rapidement et gobe les mauvais nougats que j'avais repoussé au coin de mon assiette...

Premier jour.
Nouveau boulot.
Vivement la quille.