- aux frontières du Sabbat

Tourisme anthropologique à Aspindza, et une chose importante

J'aimerais te parler d'un truc. Quelque chose que peut-être tu ignores.
J'y ai pensé toute la journée. Là, d'ailleurs, j'y pense encore. Entre deux autres choses. En fait il est toujours bon d'avoir deux autres choses, ça fait un devant et un derrière, un entourage, un peu comme un matelas et un édredon, tu vois : la sécurité du sommeil, les songes, droit vers le ciel, bref. Cependant j'aimerais te parler de cette chose importante
que sans doute tu ignores
parce que peut-être elle t'est invisible...

Un mot du contexte, d'abord - paumé bien paumé, n'ayant plus ni sous vaillant, dans cet endroit où la carte bancaire permet tout juste de se gratter les orteils, je me suis résolu à l'auto-stop en géorgien. Ça vaut ce que ça vaut et j'ai fini mieux paumé encore, et pas vraiment plus riche. Aussi ce soir je dors et dîne chez des particuliers dans le village d'Aspindza. On a convenu d'un arrangement, somme modique, accueil royal - j'y gagne.
Alors que la nuit approche réapparaît pour la troisième fois un vieil homme : le grand-père. Ce soir à notre table il commence à me causer en langue fort étrangère mais pas moins explicite de ce qui lui tient le plus à cœur.
Signifiant de ses deux mains à moitié fermées qu'il saisit deux cuisses, accompagnant de grognements ses mouvements compulsifs du bassin, Nodar, 65 ans aux fraises, me demande en clair si j'ai bien baisé, beaucoup, assez, encore, ici, là, comme-ci, comme-ça. Tout ça, moi, en général, je m'en amuse. Cependant à force de rencontrer de vieux libidineux, je me dis : zut, mais ça fait bien le dixième, le centième, le millième que je vois ! Et ces gars, où sont-ils ? Dans aucun film ! Aucun livre ! Aucun rien !

Ils semblent n'exister que dans la réalité. Je prends conscience soudain que se tient là un personnage, au sens grand 'P', jamais incarné dignement dans l'imaginaire collectif. Nodar, après son mime, m'explique en russe approximatif qu'il ne s'est rien mis sous la dent depuis le siècle dernier. Que ça chauffe sévère, là, entre ses cuisses. Qu'une chèvre ou un chien, il ferait plus la différence !
Ce mec est raffolant. J'en tombe dingue. Et puis, rencontrer le même, partout! A Tbilissi, en Arménie, dans les villages, dans les villes, dans le train de nuit qui m'a fait passer la frontière... Là, peut-être émoustillé par la trépidation des essieux et le vacarme des roues, mon adorable voisin jetait des regards diagonaux vers le *très* mauvais film sur mon écran. Puis à sa fin, sans attendre de suite, ni bon mot, ni communion phatique, il m'a fait banco : porno, boumboum ?!
Ces hommes... !
Hommes accomplis, vieux, frustrés, obsédés, libidineux... Hommes tristement réels, ils composent une belle moitié du peuple humain sur cette planète.

Dis-moi, toi, dis-moi comment tu pourrais m'en vouloir, si ce même Nadar, pareil au gars du train, insistant, traînant ses doigts sur l'écran que j'avais déballé afin de sauver un récit laborieux, a fini par voir, par saisir de ses yeux fous, par habiter de son âme ton cul tendu devant un miroir ?
Après quelques centaines de photos -dont l'une de mon propre postérieur- il a enfin paru satisfrustré à souhait, accompli dans sa recherche, désespéré pour la bonne cause. Il m'a alors redemandé (c'est toujours la même novlangue), toi, niquenique, bienbeaucoup ? Craignant de le décevoir je n'ai pas osé évoquer deux semaines d'abstinence. Développer l'impossible fantasme du retour. Lui parler de smileys. De carrière. De la frustration qui comme tout homme me structure. 
A ce moment les contenus de nos cerveaux syntonisaient à bloc. Harmonie virile. Alors même une langue n'aurait été qu'approximative, sauf si saisissant un corps ou l'autre elle avait été fouiller, caressante, au plus intime. J'ai gardé le silence. Du tourisme anthropologique, te dis-je.

Ce personnage de l'homme vieux, gonflé à bloc au-delà de toute limite, se livrant au lieu de se délivrer, ce vieux qu'on croise avec un léger dégoût dans le métro : fait écho. C'est lui, l'homme ultime, accompli dans son échec et sa frustration. L'achèvement d'une moitié de l'humanité. 
Peut-être faudrait-il le faire vivre. Lui donner un premier rôle. Le branler d'imaginaire, l'intégrer dans nos développement scénaristique, le lier à nos conversations de ville, …tout ! Lui, c'est nous tous. Cette part la plus sombre de la masculinité qui m'échoie, que tu subis. 

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J'avais probablement accordé trop d'importance à la sexualité, c’était indiscutable ; mais le seul endroit au monde ou je m’étais senti bien c'était blotti dans les bras d'une femme, blotti au fond de son vagin ; et, à mon âge, je ne voyais aucune raison que ça change. L'existence de la chatte était déjà en soit une bénédiction, me disais-je, le simple fait que je puisse y être, et m'y sentir bien, constituait déjà une raison suffisante pour prolonger ce pénible périple.

Fin des retransmissions

Coup d'épistolaire donné de face à bout portant,
Le myocarde steak haché depuis longtemps :
Hors d'atteinte ! Tu t'en seras doutée.
Mon anamour transitoire et moi, tristes rescapés
Avons tracé les routes, la lande, rompu bien des embrayages
Inadéquation des genres : la voiture aussi renonça au voyage.

Avec le temps tu vois les chimères s'évanouir
Derrière le volcan éternel. Horizon flaccide !
Mélange, incohérence ! On aura eu le temps de rien user,
Brûler tous tes espoirs en aucune chamaillade
Et repartir cahin-caha, violon alto sur l'épaule
Dans les remous encore... De nos turbulences.

Nos routes parallèles s'étant croisées un jour
Euclide un peu pâle se gratte l'occiput
A nous voir tant diverger le savant latin titube
Et Paola déçue lâche des bordée d'injures !
Nous v'la unis dans la discorde, petite
C'était un beau mensonge qui n'a pas perduré.

"P.S: Tu peux mettre ma clef dans la boîte aux lettres, le code remarche."