Un peu plus tard nous voilà toute une troupe, bien défaits, demi-consommés
par l'oubli, à s'entasser dans la carlingue. Entre pétroliers on se reconnait
sans doute possible, à l'allure, au relent alcoolique, et à quelques
accessoires. Un champ de casques Bose QR15 anti-bruit actif tout dernier cri
dépasse au-dessus des appuis-tête. L'avion s'aligne. Alors un mec sans doute plus
fou que les autres pousse la commande des réacteurs sur TOGA : Take Off /
Go-Around comprend l’avion parfaitement obéissant. C’est la puissance
maximale. L'avion accélère. Bientôt on dépasse V1, la vitesse limite de
tergiversation, puis vient la rotation, l'avion se cabre et se détache élégamment
du sol.
Cependant aucun d’entre nous ne savoure le luxe de ce transport. Même ceux
qui l'ignorent, petits nouveaux, le devinent : pour s'insérer dans la non vie
qui vient, il faut achever de mourir un peu. Aussi, plus tard pendant le vol, passé
le douzième ou quatorzième digestif, se déroule une étrange cérémonie. Les exilés
de l’or noir se démènent pour faire disparaître frénétiquement toute trace de
leur passé, comme s'il s'agissait de secrets d'états ou de documents
compromettants. On en voit remplir des sacs poubelles entiers de souvenirs
qu'ils confient au broyeur du galley. D'autres vont discrètement
s'enfermer aux toilettes et brûlent photos et lettres dans le vacarme de
l'alarme incendie. A ce moment du vol les hôtesses sont à hue et à dia, courant
partout avec extincteur, sacs pleins à craquer et masque à oxygène. C'est qu'il
convient de bien effacer tout ça, cette énergie folle de la vacance et du soleil
qui disparurent à l'horizon. Bientôt nous serons confinés mieux encore que dans
cette carlingue. Promis à un espace social sans air, sans circulation.
De fait, lors de l'arrivée à bord du navire, le changement est cinglant.
Poser le pauvre bagage suffit pour prendre conscience de la nouvelle
dimension à laquelle il conviendra désormais de se conformer. On est là, je
suis là. La vie tient dans ce bagage. Elle se déploie dans cette chambre, dans
cet espace. A pour limite cet horizon d'acier et d'eau. Etrange interface du
matériau le plus dur avec l'infiniment liquide. Bienvenue dans ta prison. Nous
ferons tout le nécessaire pour assurer ton confort, ta satiété. Il y a de l'eau
à profusion, quatre repas, trois pauses sandwich par jour, du café en libre-service.
Bienvenue !
Ne reste qu'à régler un réveil – 5h30 pour la majorité, 6h30 pour moi, le chanceux.
Tout est en place, vêtement dans l'armoire, stylo, cahier : alors commence
le confinement. A compter de ce moment le temps est perverti. C’est là et
maintenant qu’il convient de s'arranger avec la réalité et le coefficient de
diffraction. Comme entre chaque chose -réunion, eau, air, rapport, sommeil,
mer, corps, bateau- il y a cette petite couche lubrifiante d'ennui, et une
subtile variation de vitesse : la fameuse diffraction. D'abord circonspects
comme de nouveaux Newton jonglant avec des pommes, on finit par comprendre et
user de cet artifice. Chacun y trouve son compte. Avec un peu d'habitude il
devient possible de jongler avec les interfaces, ralentir ou accélérer les
jours, les semaines. Il suffit d'alterner course et station immobile sans trop
de gourer, comme le petit bonhomme de l’un de ces jeux vidéo, bien planqué
entre deux obstacles tranchants jusqu'au moment opportun. Alors jours,
semaines, bientôt se confondent. Ça fait combien ? Je ne sais pas. Ce n'est
qu'un jeu. Aujourd'hui, lendemain d'un jeudi, est un jeu, aussi. Demain :
lundi, pareil.
Le temps formel ne s'écoule pas, sur le bateau : il s'évapore.
Ici l'unité de quotidien est le lundi, aussi appelé 'jour'. Tous les jours, le réveil. Tous les jours, lundis. Sept
unités font une semaine, mais la première ne compte pas, on l'appelle :
absorption. Dans tout autre cas en revanche, cinq ou six unités forment
également une semaine. On dit 'petite
semaine', pour ne pas confondre semaine et semaine.
Aussi, après onze jours à bord, ce qui est bientôt mon cas, j'aurai déjà une
semaine plus une petite, ce qui fait : deux. Deux, c'est le petit tiers. Tout
ça tient du mensonge originel, qui veut qu'on croie tous rester six semaines,
quand en fait transit et fioritures inclus trois jours petits, mais entiers, se
glissent dans l'équation.
Un peu là, un peu là, des fois plus, beaucoup là, encore ici, et voilà :
une semaine entière, petite, mais entière!, peut surgir sans crier gare. Une
semaine ? Mais ça fait sept, alors! Ainsi les unités sont tout à la fois nos
atouts et faiblesses. Prises isolément, elles sont vite consommées, chaque
lundi tombant comme le jour pour le lundi qui suit, dès le lendemain, et non
sept jours plus tard comme le croient les terriens vivant sur terre. Prises en
groupe, elles forment des semaines, des mois, qui nous écrasent et nous
rendront, un peu baveux, bien sonnés, quand retentira la fin de cette réclusion.
Ainsi des lundis, encore des lundis, de tripotés de lundis qui se
paraissent et semblent, du réveil, dring, au coucher, pfuuu, début fin travail travail, mais tellement piano qu'il faut
soigneusement le feuilleter de paresse, lenteur ici, là arrêt dans la cabine,
quelques pages de livre, quelques minutes de sieste, sinon ça ne va pas : un
écran d'ordinateur aussi grand, avec un accès au réseau aussi tout petit,
autant d'heures par jour ?
Pour se détendre il y a le pont, et les lignes de pêche. Pratique timide et
marginale, mais excellente chair fraîche et marinade remarquable. Il y a aussi
traîner, causer, prendre des café avec l'un et l'autre. Il y a manger, manger
et manger encore mais décidément non. Mieux vaut la salle où se dépenser sur
des machines avec odeur vilaine et musiques drôles. Ou bien les deux. Ou bien
ni l’un, ni n’autre – la paresse de tout, l’état larvaire.
Cependant le vélo de salle n'emmène pas loin, les livres ont tous une fin,
le réveil sonne à 6h30, la fatigue frappe vers 22h ou minuit, et les hommes,
encore les hommes, que les hommes. Voilà une vie pas sacrée. Voilà des semaines
d'une vie qu'on distillerait et qui donnerait quoi ? Une barre d'acier ou
un cristal pur, inodore incolore mais pur, je m'imagine, en fermant des pages
de l’explorateur internet dédiées à la distillation maison. Ah, la
distillation… Mais il n’y a ici que des mots, que des mots et des jours. Voilà
pour nous, notre sort : le bord, les gens et la mer tout autour.
Petites nuances de bleu. Jours qui passent. Que pourraient-ils faire
d'autre ?
Parfois je me lave un peu les cheveux. Me coupe un ongle. Deux. J'ignore si
ce sont là résidus de vie ou preuves que le toquant opère encore, quelques
battements par ci, par là.
S'agit-il d'une tension infiniment contenue ou d'une détente bien au-delà,
détente consommée d'après la détente, comme l'athlète retombe après le passage
de la barre.
Ce jour-là, il établit son record absolu. La chute qu'il initia alors comme
toutes les suivantes, contrairement à son ascension, ne cessa plus jamais. Il
tomba jusqu'à finir au sol, sec et bien achevé.
Comme dans cette chute, ongles et mots semblent m'échapper, comme par résignation.
Sautent d'un claquement puis tombent sans fin, perdus pour perdus. Entre
l'oreille et le sol il y a bien ce dernier rebond de l'un, de l'autre, qui est
comme la lune, beau et apaisant. Puis plus rien...
Je suis en mer, cependant, c'est bien.
Je suis en mer, et les jours passent.
Le jour passe et les suivants, en tout semblables, que ma fatigue indiffère.
Combien ? Pas beaucoup ? Combien ? Pas encore assez. Combien !?! Ne compte
pas !
Ils sont tous le même, sans plus ni moins, presque rien de travail,
diablement monotones, foutrement bien payés.
Se peut-il ? Il semble.
Des regrets ? Comment ? Pourquoi !
Rien de tout ça. Juste la mer. Et les jours.
Des collègues. La routine. Et l'ennui.