Ces hommes, ces femmes, qui nous instruirent. Eux et les autres, tous coupables
! Ils nous ont formés avec complaisance, formatés au sujet verbe complément,
élevés dans les contes, loin de tout sens réel.
Ça n'a pas été sans dommages. Aujourd'hui encore je croise des victimes
grandes comme ça qui toujours pensent qu'un prince charmant se cache au fond
des puits. Les voir embrasser tous les crapauds sans distinction m'embarrasse,
sentiment confus mêlé de honte et jalousie. D'autres, restés cantonnés au
confort binaire, appliquent religieusement les conjugaisons comme on récite des
tables de multiplication. Mais deux et deux ne plus font rien, mon bon ! Plus
plus rien !
Moi-même je fouille parfois mes tripes, extirpant presque quotidiennement
des idées qui n'ont rien à y faire. L'autre jour, grand départ, j’allais
courant partout, voilà qu'une douleur foudroyante me saisit au côté gauche.
Encore deux pas, puis je m'étale de tout mon long, ce qui fait bien moins
de deux mètres, même avec des talonnettes. Les tomates cristaux tableaux tartes
à la crème et autres objets insensés que j'avais empilé sur mes bras continuent
alors en vol plané et bientôt atterrissent, fort heureusement à leur endroit,
dans l'ordre qu'il faut. Chapeau, je me dis, tout en pensant, ouille!, rapport
à la douleur. Tout près du cœur, ça craint. Fouillant mes poches à la recherche
d'un vaccin, extracteur, speculum ou tout autre outil d'apparence médicale, un
peu pour me rassurer, surtout pour guérir, en fait, je tombe sur un économe
avec un manche en bois vert. Non mais, vert ? Vert ? Qu'est-ce que cet économe
fout là ?
Qu'importe, me le plantant ici, vers les côtes K1 et K2, au droit du cœur,
je fouille et tourne. Ca fait des gargouillis pas possible, incroyable tout ce
sang, il y a même de petits poissons pales qui jaillissent, vestiges d'une
récente baignade ? La douleur est démente, alors je hurle un peu. Ça ne soulage
pas vraiment, mais j'ai vu faire pareil dans un film. Coup de bol, voilà que
ressors le bazar et cette fichue idée est plantée au bout. Merde, décidément,
non : je ne leur pardonnerai jamais...
Cette idée plantée là, sans surprise pour un jour de grand départ, a trait
au voyage. Culottée, la perverse énonce que pour partir il faut faire une
valise, et ne rien oublier. Mais d'où diable peut provenir un truc pareil ?
Comment peut-on ainsi s'ingénier à avancer pareille billevesée ?
Il devait penser à autre chose, le mec qui eut le culot d'énoncer ça un
jour. Ou peut-être étaient-ils nombreux, tous ivres, ce soir-là. J'imagine une
nuit de célébration, cette grande bande d'académiciens en goguette pour la
sortie d'une nième édition. Comme il se fait tard le patron du restaurant file
entre les tables, accablé. A une heure pareille, des hommes si respectables,
dans un tel état !?
C’était une auberge folle, au fond du Luxembourg. L’un avait finalement
sorti son épée et la faisait siffler, essayant de tracer des Z maladroits dans
les airs. Il manquait un morceau de doigt, de nez ou d'oreille à tous ses
voisins de table. Un autre avait un hérisson et tâchait de lui apprendre le
participe passé. Tous dépenaillés, cols ouverts, manches retroussées, avaient
mangé à belles dents. C'est alors que dans un ultime cri roque le chef de
séance a beuglé "l'ooooooorde du
jour", avant de s'effondrer dans la mare de vin répandue à ses pieds.
Et qui va nettoyer tout ça ?
Aucun doute, c'est un soir comme celui-là qu'ils auront convenu de cette
idée et l'auront implanté dans le système commun. La voilà qui vibre encore un
peu au bout du manche vert, déjà sa couleur pâlit. Elle disparaîtra bientôt...
Car je sais, car j'ai lu dans l'horoscope, car on m'a dit, car ce jour
singulier, pour le mode de voyage qui m'accable, tenant plus du changement
d'état que d'un modus ou d'un viaticum,
les actions se doivent opposées au sens commune. Tout le moins : inversées.
Aussi pour parvenir à franchir la porte, fermer la parenthèse et filer
sereinement, faire ses bagages et ne rien oublier seraient les
dernières idioties à envisager. Il n'est pour moi question ni de faire, ni de
se souvenir. Bien au contraire : défaire, et oublier. Défaire l'écheveau des
vécus, effacer toute trace de vie aux Sabines, ranger comme on déménage,
entasser tout dans des cartons, disparaître. Puis seulement alors, oublier.
Oublier d'avoir été, content, comblé, épanoui. Tout bien oublier et se concentrer
dans les gestes, les papiers, faire corps avec les quelques documents qui
définissent la migration à venir.
Ce mode de voyage s'apparenterait presque à la téléportation. Avant
d'envoyer cette mouche à l'autre bout de la pièce, dira le Seth de Cronenberg d’une
voix un peu bourdonnante, je dois décoder toute l'information sur la structure
qui la compose. La décomposer formellement pour n'en transmettre que l'essence
– l'information. Traduire la poésie du steak qui nous compose,
toi : mouche, toi : narrateur, steaks poétiques ! Tâchons
de ne pas penser à la fin malheureuse qui nous est promise. Cœur vaillant, cœur
léger, en route.
J'entrerai bientôt dans le pod
transmetteur. Suivrai la voie opposée à celle des misérables exilés qui
s'échouent en Europe. Eux fuient la misère à la nage. J'y retourne exploiter
les ressources du continent dans un confortable aéronef.